top of page
Photo du rédacteurHenri Baron

Entretien (1998)


Henri Baron est instituteur dans un petit village de Charente-Maritime. Formateur d’animateurs, il anime des ateliers d’écriture avec les adultes. Pendant sa formation, il a écrit un mémoire sur la poésie à l’école. Il nous en livre les grandes lignes dans l’entretien qu’il nous a accordé.

- Pour vous, quel sens a la poésie à l’école ?

HB : J’aime la définition de Georges Jean qui voulait « faire de la poésie à l’école ce qu’elle est en fait : un dépassement du langage, une exploration du réel et de l’imaginaire, un discours de transgression permanente par lequel l’être s’exprime et s’explore, parle aux autres en se parlant, joue avec les mots pour mieux se prendre au sérieux sans esprit de sérieux ».

- Vous dites ne pas avoir gardé un très bon souvenir de l’enseignement de la poésie que vous avez reçu lorsque vous étiez élève, que ce soit à l’école élémentaire, au collège ou au lycée.

HB : Effectivement, à part quelques rares exceptions, les élèves de ma génération n’ont pas eu la chance d’avoir le professeur du Cercle des Poètes Disparus… Cela s’est souvent limité à des récitations sans foi ni joie, l’important étant de savoir par cœur. Puis ce furent les interminables explications et commentaires dans lesquels on s’ingéniait à vouloir tout dire de ce que justement, le poète n’avait pas, à dessein ou non, explicité. Or la magie de la poésie tient aussi de ces silences indispensables pour développer son imagination. On sacrifiait ainsi, sur l’autel de la connaissance, la beauté magique du verbe.

- Mais pourtant, citant Baudelaire, qui soutenait que « tout homme bien portant peut se passer de manger pendant deux jours, de poésie - jamais », vous persistez à dire qu’il faut enseigner la poésie.

HB : Ma longue expérience d’élève et mes quelques années d’enseignant et de formateur m'amènent à penser qu’un enseignement stricto sensu de la poésie à l’école primaire est vain, ou du moins insuffisant. Certes il peut éveiller la curiosité, ce qui est déjà beaucoup… La poésie se lit, si possible à haute voix pour en percevoir toute sa musicalité – et peut être dans ce cas un remarquable auxiliaire de l’apprentissage de la lecture en donnant du sens à la lecture oralisée – mais également, elle s’écrit, et surtout elle se vit. C’est ce que Georges Jean défendait dans la définition que je rappelai tout à l’heure. La poésie est toujours une langue vivante, même si elle est écrite en langue d’Oc ou en vieux français, même si elle a été écrite il y a des siècles. Si l’éducation civique a pour but de construire la citoyenneté future des enfants, la poésie leur apprend à mieux être, à mieux vivre leur condition de citoyen à part entière, à mieux s’engager dans la société démocratique. Le poète est celui qui apprend à se connaitre, à connaitre et faire connaitre les autres, à les reconnaitre et les faire reconnaitre. Pierre Reverdy dit que « le poète (…) doit montrer [les choses] aux autres telles que sans lui, ils ne les verraient pas ».

- À partir de quel âge ?

La poésie, qui utilise au maximum toutes les ressources de notre langue, qu’elles soient lexicales, grammaticales… peut jouer un rôle d’éveil dans le développement du langage chez les tout petits. Si vous m’autorisez à prendre de grands raccourcis, la poésie véhicule tout ce qui relève de l’imaginaire et offre, par ses multiples évocations, ses infinis "possibles", un apprentissage de la liberté. Pour les plus grands qui auront à se frotter aux règles de la langue française, à celles de la poésie (ses formes, ses pieds, ses rimes…), elle offrira l’opportunité de les dépasser, de les transgresser, sciemment. De la même façon que les peintres, après les avoir maitrisées, s’affranchissaient des règles de la peinture en vigueur à leur époque. Cela contribue aussi au plaisir d’écouter, dire, écrire, la poésie et de la considérer comme un Art à part entière. La poésie est indispensable à l’enfant. Je suis certain qu’il devrait y être familiarisé bien avant la scolarisation. Beaucoup de parents ont compris l’importance de lire des contes, de raconter des histoires à leur enfant ; il est dommage de se priver, de les priver de poésie.

- Enfance et poésie sont donc intimement liées ?

HB : C’est ce que je défends. Non pas que tous les enfants soient des poètes, comme voulait le croire Jacques Brel, mais parce que l’enfant plus que l’adulte est sensible à la magie des mots, à la permanente invitation au voyage qu’offre la poésie. Comme le Petit Prince voit immédiatement, dans le dessin de l’aviateur, un éléphant dans un boa là où les adultes ne voient, rationnellement, qu’un vulgaire chapeau, ainsi l’enfant franchit sans peine les limites restées bien floues encore pour lui entre mondes réel et imaginaire.

- Alors, concrètement, comment peut-on enseigner la poésie ?

Je ne peux donner ici que quelques pistes de travail que je mets en pratique moi-même : audition de poèmes, y compris de poètes qu’on réserve généralement aux adolescents et aux adultes (Verlaine par exemple pour n’en citer qu’un) sans oublier la poésie contemporaine (les revues Action Poétique et Poésie 1 offrent de nombreuses pépites poétiques), lecture de poèmes par l’enfant, à la fois pour lui-même, seul voire isolé de la classe, avec communication au groupe s’il le souhaite, s’il exprime le désir de faire partager ses sensations – l’enseignant-e saura l’y encourager sans l’y contraindre. Dans ma classe, il y a plusieurs classeurs de poèmes, rangés par thèmes ou par auteurs. On veillera à éviter le piège qui consiste à tout vouloir expliquer, ce qui met souvent l’imaginaire sous l’éteignoir. Peu importe, je crois, que l’enfant ne comprenne pas le sens d’un mot, voire d’un poème tout entier ; je préfère qu’il se laisse bercer par sa musique plutôt que d’avoir à lui décortiquer chaque vers… Quant à la récitation "intelligente", quand elle amène dans le respect qui lui est dû l’enfant à vivre ce qu’il dit, à partager autre chose qu’une suite de mots ânonnés, à mettre en voix un texte en le théâtralisant par exemple, elle doit être pratiquée comme un cadeau, un moment de vie qu’on partage. La poésie, c’est également mettre en mots, à l’écrit, ce qu’on ressent, ses émotions, ses sentiments, ce qu’on imagine…

- L’enfant peut-il donc être créateur ?

HB : La poésie, ce n’est pas seulement aligner quelques mots les uns après les autres en espérant que le hasard fasse que "ça sonne bien" ou que "ça soit beau". On ne nait pas poète, on le devient. La création poétique passe d’abord par un acte d’imitation-appropriation (écrire à la manière de…). En poésie, on re-crée beaucoup, consciemment ou non. « Tout le monde imite » dit Aragon. Que mes élèves imitent ne me pose pas souci ; je les y incite volontiers, dans nos ateliers de création poétique. C’est souvent la troisième phase, après l’imprégnation et l’expression des sentiments, des pensées, que provoque le poème. L’imitation rassure, et une fois le blocage déverrouillé, l’imaginaire se libère et l’enfant peut alors dire, écrire avec plus d’indépendance. Il faut beaucoup de patience et d’humilité, ne pas être trop prompt à s’extasier devant tel ou tel poème d’enfant, tout en étant bienveillant et encourageant. La poésie, je le répète, n’est pas qu’un jeu du hasard, même si de belles choses ont été écrites ainsi, avec l’Oulipo par exemple, dont il ne faut pas se priver d’utiliser les outils lesquels, dans les toutes premières séances, me servent de jeux préparatoires à l’écriture. Il faut dépasser en effet le seuil du hasard pour amener l’enfant à comprendre que le travail d’écriture, du poète, de l’écrivain, nécessite parfois des soins longs et méticuleux, de nombreuses retouches, parfois plusieurs mois pour quelques vers. J’associe souvent à l’image du poète celle du sculpteur : leur démarche est très proche. Mais quel plaisir, enfin, de communiquer à l’autre ce que l’on a écrit ! Pas seulement avec de l’encre, mais avec son cœur, son âme ! La poésie à l’école, ce doit être l’école du plaisir.

- Et le poète dans tout ça ? Vous écrivez aussi…

HB : Je joue avec les mots, j’adore jouer avec la langue française, dépasser ce que j’en connais. Et j’aime me rappeler que ce qui m’en reste à explorer est infini. Ce qui reste à inventer est plus vaste encore… C’est en cela aussi que la poésie a toute sa place à l’école. J’ai dit un jour qu’écrire, c’est rendre immortelle l’éphémérité de l’enfance. Le poète est celui qui a su garder, quelque part au plus profond de son être, l’esprit de l’enfance, sa curiosité insatiable, son imagination débridée. Combien d’adultes aujourd’hui lisent encore de la poésie ? Achètent des recueils de poèmes ? Qui connait des poètes contemporains ? Je me mets à rêver que l’École pourrait contribuer à inverser la tendance en distillant quelques gouttes de l’élixir poétique dans notre société qui ne s’en trouverait que meilleure : mettre des mots sur nos maux, mais aussi nos joies, les partager, avoir la possibilité de se cacher derrière un autre pour se retrouver et être soi, sont un excellent remède contre la violence qui nous entoure.


12 vues0 commentaire

Comments


bottom of page